Propos Dharmiques

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Quoi que ce soit, cela n’est pas mien (N’etam mama)
Quoi que ce soit, je ne suis pas cela (N’eso’ham asmi)
Quoi que ce soit, cela n’est pas mon ego (Na me so attā)

Il y a un sans naissance, sans devenir, sans création, sans conditions
atthi ajātaṃ abhūtaṃ akataṃ asankhataṃ


A propos de la Vacuité

(Extrait de l’Exégèse du sūtra cœur de la perfection de Connaissance transcendante, projet de nouvelle édition)

La Vacuité, śūnyatā en sanskrit[1], concept fondamental du Dharma, est bien difficile à comprendre pour l'homme commun occidental. Nous sommes en effet presque toujours tournés vers le positif. Une preuve flagrante de cet excès et de l'aveuglement auquel il nous conduit est donnée par le mot réalité, dont le sens habituel implique l'être, l'êtreté, l'entité ou l'essence, mots qui sont tous dérivés du verbe être et de la racine indo-européenne *es-.

Dans réalité, il y a donc une forte idée d’existence en soi, de solidité, d’indépendance, d’autonomie, de permanence et d'immutabilité, alors que le mot a pour origine le latin res, chose, et que toute chose, toute existence, selon le Dharma, n'est qu’apparence changeante, comme l’exprime si bien le mot phénomène. Ce synonyme de chose, traduction du grec phainomenon « ce qui paraît », désignait à l’origine les phénomènes astrologiques ou météorologiques : étoiles filantes, éclairs, etc., dont on sait bien aujourd’hui, grâce à la science, que la réalité n’a que peu à voir avec l’impression sensorielle que l’on en a (laquelle a donné naissance, dans toutes les civilisations, à des mythologies foisonnantes !). Et phénomène appartient à la famille du verbe grec phainein, phainesthai, « faire briller, faire voir, paraître », qui a donné les mots fantôme, fantaisie, phantasme, pantin...

Le vrai sens de réalité est donc « choséité », le fait d'être une chose, car, en réalité, rien n’existe en soi, tout est toujours quelque chose. Cette notion est donnée dans le Dharma par le mot tathatā, la telléité, le fait d'être tel (cf l'anglais suchness). Tathatā exprime cette vue dharmique des caractères des choses : caractères, propriétés, nature, changeants donc décevants et vides d'être, mais tels. Et dans ces choses, il faut bien sûr inclure ce qui les perçoit, c’est-à-dire l’existence humaine, cet ensemble fait de forme (corps), sensations, notions, facteurs d'existence et connaissance discriminative, lui-même impermanent, décevant, vide et tel.

Śūnyatā a pour racine SVI, « être enflé, gonflé (et creux) », que l'on retrouve dans le verbe anglais to swell, enfler, gonfler. S’il existait en français, le mot « bulléité » conviendrait bien pour traduire śūnyatā : tous les phénomènes, des plus grossiers aux plus subtils, peuvent être comparés à des bulles : ils naissent, gonflent, se dégonflent (ou éclatent !) et disparaissent.

Pour la plupart des existences humaines, l’idée même d’une vacuité est inadmissible. Voir toutes les choses, les objets, les concepts, les personnes et sa propre existence comme vides est désolant pour qui ne peut s’affranchir du positif, des croyances, des convictions (y compris celles de la science). Cette vacuité est même tout à fait incompréhensible et révoltante pour un cerveau sans contrôle : pendant que sa tendance à l’irrationnel lui fait fabriquer sans cesse des espérances, des opinions, des certitudes, voire des hallucinations, sa tendance à la raison, à la logique le pousse à tout expliquer, tout rationaliser…

Selon l’hypothèse dharmique, ce n’est que lorsque la Connaissance transcendante, cette Intuition métaphysique translogique, trans-dialectique, trans-rationnelle, est éveillée puis fortifiée par le bhāvanā, l’entraînement aux techniques de développement des facteurs de l’Éveil (bodhi), que s’installe et grandit la Vue des choses telles qu’elles sont ; alors, la connaissance de la vacuité devient béatitude. Cette béatitude assèche les purulences subconscientes (āsrava) et, par cette purification du subconscient, sont supprimées ces choses psychiquement si prégnantes que sont les climats (anuśaya) et les souillures (kleśa) du cœur. Alors, ce cœur devient immobile (citta acala, mu-shin) et l'on parvient à la totale vacuité, atyante śūnyatā [2], totale béatitude, connaissance de l’Absolu, de l'Inconditionné…

L’on pourrait, comme le font les Écritures du Mahāyāna, gloser sans mesure sur la vacuité, expliquer ses dix-huit « applications », par exemple. Cela pourrait être utile pour certains, mais nous sommes bien de l’avis de Huineng :

« Pourquoi discourir sur le vide pendant des milliers de kalpas ? La parole seule n'est d'aucune utilité pour voir en votre propre nature. Vous pouvez piller tous les Sūtra, jamais vous n'atteindrez votre but ».

Il nous paraît évident que seul le silence vigilant de la Connaissance transcendante peut faire connaître la vacuité. Reste que cette Prajñā peut être éveillée à la faveur d’occasions très diverses, telles que l’audition ou la lecture de textes, la vue d'un spectacle inattendu, la rencontre avec un paradoxe déroutant. Et nous essayons ici de provoquer cet accident, cette catastrophe éminemment bénéfique qui peut faire sortir de la positivité infantile, vice majeur.

Toutes les modalités du Dharma font de la vacuité un thème principal, une notion de base qu’il est nécessaire de connaître. Voici un texte du Theravāda qui en montre toute l'importance (extrait du Piṇḍapātapārisuddhi sutta, MN 151) :

« Quand le vénérable Sariputta se fut assis à distance respectueuse, le Bhagavat lui dit :
– Sariputta, vos facultés[3] sont calmes, votre teint est pur et radieux. Dans quel état demeurez-vous maintenant si pleinement ?
– Bhagavat, je demeure maintenant pleinement dans la vacuité.
– Bien, bien, Sariputta, certainement vous demeurez maintenant pleinement dans l’état des grands hommes, car cela, Sariputta, est l’état des grands hommes, c’est-à-dire la vacuité. »

Cependant, se demandera-t-on, puisque tout est vide, comment peut-il y avoir amour ? Qu’est-ce que cet amour dharmique, cet amour illimité, agissant, sans sujet, sans objet ? Comment l’exercer et à quoi bon ? Pour le comprendre, il faut bien voir que les notions de vacuité et de telléité des phénomènes sont inséparablement liées ; l’anecdote suivante le montrera peut-être :

« Des cris, de la fumée, une maison brûle... À l'intérieur, un enfant blessé tente en vain de s'échapper. Coïncidence, quelqu’un passe par là… Il fonce à travers les flammes, tire l’enfant dehors… sauvé ! Puis le sauveteur, un Éveillé, s'éloigne, impassible…

Cette petite histoire est aussi une parabole : le bodhisattva doit tenter tout ce qui est en son pouvoir pour éveiller la Connaissance transcendante chez celles et ceux qui sont prêts. Il doit ensuite les pousser à développer cette Connaissance au plus haut, afin qu’ils soient capables à leur tour d’appliquer le meilleur remède, le remède parfait : sortir de l’illusion, Voir l’illusoire du moi. Cette vue les fera passer à la fois au-delà du positif : désirs, vouloirs, projections, et au-delà du négatif : animosité, déception, souffrance, souffrance de la souffrance, nostalgie, mélancolie, mal de vivre, dégoûts, peur de la mort, etc. Voici encore un extrait, tiré du Mahāvairocana sūtra, qui insiste sur la transcendance de la vacuité :

« Ce qu'on appelle vacuité ne relève ni des organes des sens, ni de leurs objets. Cela n'a ni caractéristique, ni domaine sensible. Cette vacuité est transcendante par rapport à toutes vaines discussions (prapañca). C'est en s'appuyant sur cette vacuité que les Enseignements du Bouddha prennent naissance en série. Elle est donc transcendante par rapport aux sphères du conditionné et de l'inconditionné, par rapport à toute production, par rapport à la vue, à l'ouïe, à l'odorat, au goût, au corps et au mental. »

Et, tirés du Traité du Milieu de Nagārjuna (section 13, § 7 et 8) :

« Si quelque chose de non-vide existait, il y aurait bien un vide quelconque, mais, puisqu'il n'y a rien de non-vide, comment le vide existerait-il ? »
« Les Bouddhas ont dit que la vacuité était la seule sortie de toutes les vues, mais que ceux qui croient à la vacuité sont inguérissables. »

Terminons par ces quelques mots du vieux Páng (龐居士, Páng Jūshì) :

Quand le soleil se couche, le vieux Páng dort dans le vide
Quand le soleil se lève, le vieux Páng marche dans le vide
Assis dans le vide, il chante ses chants vides qui résonnent dans le vide.

 

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Vacuité,
vacuité de vacuité,
tout n'est que vacuité,
et délice du cœur immobile...

[1] Pali : suññatā.

[2] Atyante signifie constant, ininterrompu, extrême, total.

[3] Les plus importantes facultés (indriya) humaines sont les pouvoirs d’Éveil, qu’il s’agit pour l’ascète de développer en forces (bala) par le bhāvanā, le développement, l’entraînement aux techniques de l’ascèse. L’existence humaine possède cinq principaux « pouvoirs-forces » : confiance (śraddhā), énergie (vīrya), vigilance remémoratrice (smṙti), concentration-composition (samādhi) et Connaissance transcendante (prajñā).


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