Quoi que ce soit, cela n’est pas mien (N’etam mama)
Quoi que ce soit, je ne suis pas cela (N’eso’ham asmi)
Quoi que ce soit, cela n’est pas mon ego (Na me so attā)

Il y a un sans naissance, sans devenir, sans création, sans conditions
atthi ajātaṃ abhūtaṃ akataṃ asankhataṃ

Qu’est-ce que la Prajñā, la « Connaissance transcendante » ?

(Sanskrit prajñā, prononcer « pratgniâ » ; pāli paññā, prononcer « pagniâ »)

Les propositions qui suivent soulèveront certainement les objections de la science moderne (si précieuse pourtant par la destruction des croyances et des mythes qu’elle peut opérer), car les notions et les expériences « dharmiques » échappent complètement à ses repères habituels, issus uniquement des activités de la connaissance mentale, dialectique, rationnelle, discriminative – ce que le Dharma nomme en sanskrit le vijñāṇa (voir plus loin l’explication de ce mot) –, laquelle, même « scientifique », n’est que très rarement « pure » de toute influence irrationnelle, de toute intoxication subconsciente, c’est-à-dire de toute croyance, hélas !

La notion sanskrite de prajñā (paññā en pāli) est complètement inconnue en Occident et presque perdue en Orient. Même les « bouddhismes » traduisent prajñā par wisdom en anglais, soit « sagesse » en français, ce qui empêche toute compréhension correcte du Dharma du Bouddha et de son ascèse. En fait, le mot est formé du préfixe directionnel pra-, que l’on retrouve dans le grec et le latin pro- « en avant, au-delà » (procedere « aller en avant »), et de la racine JÑĀ « connaître », très fréquente en sanskrit et dans les langues indo-européennes, comme dans le grec gno-sis, le latin co-gno-scere, l’anglais to kno-w, le français con-na-issance.

La Prajñā est donc une « connaissance qui va en avant, au-delà » de la connaissance neuronale et synaptique du cerveau. Elle donne une « Vue » d'au-delà des vues fournies par la connaissance commune, mentale, dialectique, rationnelle, que le sanskrit nomme le vijñāṇa, la « connaissance discriminative », celle qui distingue, sépare (vi-), examine, étudie, réfléchit, raisonne, etc. Sans le contrôle, la « retenue » de la Prajñā, ce vijñāṇa tend à produire le prapañca (p : papañca) « développement infini de cogitations, diversité, diffusion, complication, multiplication, prolixité, divagation, ratiocination, etc. », qui est à l’origine des innombrables théories, discours, traités, romans, musiques, religions, mythologies, croyances, certitudes, dogmes, etc., bref, de tout ce qui peut être « exprimé »… (Y compris la présente explication, fût-elle « éclairée » par la Prajñā !)

Pour essayer de cerner davantage la notion de Prajñā, il est intéressant de se référer à la vieille théorie physiopsychologique orientale, qui distingue cinq « corps » : un corps grossier : le corps de chair ou fait de nourriture (annamayakāya) ; et quatre corps subtils : le corps d’énergie vitale ou de respiration (prāṇamayakāya), le corps fait de mental (manomayakāya), le corps fait de connaissance discriminative (vijñāṇamayakāya) et le corps fait de béatitude (ānandamayakāya). Cette notion des cinq corps est presque complètement ignorée en Occident, sauf pour ceux qui pratiquent le yoga (ou plutôt l’entraînement dérivé du yoga) et ceux qui pratiquent les exercices taoïstes ou certaines techniques chinoises et japonaises. Pour ceux-là, le corps de prāṇa, du « courant vital », par exemple, est une réalité et ils savent que son équilibre donne l’équilibre au corps de chair. Quant aux trois autres corps, leur connaissance est si difficile que, même en Orient, on trouve très peu d’ascètes qui les connaissent.

Par ailleurs, la notion de Prajñā doit toujours être associée à celle de citta, le « cœur », qui est liée à celle des corps subtils. Ce terme sanskrit et pāli (prononcer « tchitta ») est un autre mot-clé très important de l’ascèse dharmique, puisque la Bodhi, l’Éveil, est « libération » du citta (pāli : cetovimutti). Lui aussi a été très mal traduit (mind, esprit, pensée, âme !). Ceci, parce qu’en Occident, ce concept de cœur a été perdu, l’homme est devenu « neuronal » [1] , le siège des activités psychiques est dans le cerveau et il n’est point question de Connaissance transcendante. Alors qu’en Orient, ce siège n’est pas dans la tête, mais dans ce cœur dont on retrouve la notion en yoga, avec le cakra anāhata (la « sphère du son non frappé »), et en Tao, avec le tan t’ien moyen. Certaines expressions métaphoriques et figées témoignent de cette notion perdue, comme « avoir du cœur, de tout son cœur, mettre son cœur à, etc. », où cœur suggère encore un siège des émotions, du désir, de l’humeur, des passions, etc. Malheureusement, ces traces ne rendent que très partiellement la signification de citta.

« Esprit » ne convient pas (spiritus « le souffle divin » !), c’est un mot bâtard, complètement dégénéré : ne dit-on pas d’un clown qu’il a de l’esprit ? De même, « pensée » n’est pas approprié : par son étymologie « peser », ce mot renvoie plutôt aux activités mentales, qui peuvent « affecter » le citta, mais ne sont pas le fait du citta lui-même. Quant à « âme » (latin anima), son sens premier « souffle vital » correspondrait plutôt à la notion sanskrite de prāṇa (dont la respiration est la principale source) et, contrairement à l’âme devenue récemment immortelle, le citta disparaît avec la mort. On peut remarquer que Chinois, Coréens et Japonais ont traduit citta par l’idéogramme cœur (shin :心).

Au commencement de ses études, le C.E.Dh. avait choisi « mental-cœur », qui pouvait donner une idée de la diversité des influences que reçoit le citta. Insatisfait de la lourdeur de cette expression, il avait usé ensuite de « psyché » (grec psuchê) qui est chargée de mythologie et qui, comme âme et esprit, convoie une idée de souffle complètement absente de citta.

Le terme retenu aujourd’hui est donc « cœur ». Que faut-il en comprendre ? Certainement pas une région ou un organe du corps de chair (il ne s’agit pas de la pompe sanguine !) Mais, la notion de citta n’existant pas en français, il faut comprendre ici l’emploi du mot cœur dans un sens beaucoup plus vaste que le sens usuel de « cœur psychologique », très insuffisant. En fait, le citta est « zoné » dans les corps subtils, c’est une sorte de « centre subtil » recevant les « impacts » de trois niveaux de conscience ou de connaissance :

  • la subconscience, avec ses quatre āsrava ou « purulences » subconscientes : vouloir-ressentir, jouir toujours plus, toujours plus fort (kāmāśrava) ; vouloir-vivre, continuer toujours (bhavāśrava) ; vouloir-avoir des opinions, certitudes, croyances (dṛṣtīāśrava) ; vouloir-ignorer, ne pas voir les choses telles qu’elles sont (avidyāśrava) ;

  • la conscience, niveau des activités neuronales et synaptiques du cerveau : manas, le « mental », et sa « production », vijñāṇa, la connaissance discriminative ;

  • la « surconscience » ou Connaissance transcendante, Intuition métaphysique : Prajñā.

    Tout « état » du citta, du cœur à un instant donné résulte d’une « combinaison » de ces trois séries d’impacts. Si l’impact de la Prajñā est nul, le cœur est sous la seule influence des deux autres séries, ce qui provoque les drames de l’humanité : désir, haine, stupidité, croyances, opinions, certitudes, et leur cortège de guerres, massacres, tortures, meurtres, terrorisme, exactions en tout genre... et aussi les tromperies, mensonges, vols, viols, harcèlements, tortures psychiques, domination… et encore l’insatisfaction, le mal-être, le mal de vivre, les obligations, les peurs, les peines, le chagrin, le désespoir, le stupide suicide, etc., etc.

    Lorsque la Prajñā est, si peu que ce soit, « éveillée, active », elle tend à neutraliser les impacts du conscient et du subconscient sur le citta. Tout d’abord, elle éclaire « dharmiquement » le conscient, les activités du « mental » (manas), la connaissance discriminative (vijñāṇa), c’est-à-dire qu’elle les rend de plus en plus « pures de désir, d’animosité et de stupidité » en réduisant les impacts intoxicants de la subconscience, qui se traduisent par des manifestations semi-conscientes, les « climats » (anuśaya)[2] , et conscientes, les « souillures » (kleśa) du cœur [3]. Ensuite, dans certaines circonstances, notamment pendant les exercices de tranquillisation (śamatha) du corps et du cœur – le bhāvanā, le « développement », improprement appelé « méditation » –, il est possible de rendre plus intense l’impact de la Connaissance transcendante en faisant cesser peu à peu les impacts du conscient et du subconscient. Le cœur devient alors immobile (citta acala) et l’impact de la Prajñā, total.

    Le bhāvanā s’appuie sur un entraînement à la « vigilance remémoratrice » (sk : smṛti, p : sati) pour développer la « composition-concentration » du cœur (samādhi). Dans le calme et le « silence » relatifs obtenus par cette expérimentation, il est possible de ressentir plus nettement que dans les conditions de la vie commune les « mouvements » du cœur, les impacts du conscient et du subconscient, et donc, de les contrôler, voire de les faire cesser. Ce sont d’abord les impacts du vijñāṇa, relativement les plus « faciles », qui peuvent être arrêtés (au moins provisoirement). Le samādhi devient alors très profond et il est possible de « ressentir », de « voir en transcendance » le cœur lui-même et les impacts du subconscient et du surconscient. En « densifiant » encore le cœur, il y a possibilité de le « libérer » des impacts du subconscient, pour ne laisser que la Prajñā qui peut alors « connaître en transcendance » l’assèchement des purulences (non les purulences elles-mêmes, qui sont inconscientes), par la cessation définitive de leurs impacts, climats, souillures, etc. Cette cessation est disparition de l’ego, du moi illusoire. Libéré, le cœur peut alors « Voir les choses telles qu’elles sont », en vipaśyanā, Vue totale, pénétrante, profonde, en Connaissance transcendante « allée complètement au-delà ».

    Ainsi, la Prajñā, au commencement « articulation métaphysique » entre conscient et surconscient, peut être développée au plus haut pour « luire » pleinement, indicible, sans expression, après l’Éveil (Bodhi), qui est « purification » du subconscient par assèchement des purulences.

    On peut donc dire que la Prajñā est une faculté, un « pouvoir » (indriya) qui peut devenir une « force » (bala) par l’ascèse dharmique. Transphénoménale, transrationnelle, « a-mentale », hors psychisme, elle est évidemment indéfinissable autrement que par ses effets et elle détermine l’hypothèse dharmique d’un mode d’existence au-delà des phénomènes, Inconditionné, Absolu, au-delà du mode physiologique et du mode psychologique.

    Bien entendu, l’accès au Dharma passe par la compréhension intellectuelle, neuronale, etc., fournie par le vijñāṇa, mais il nécessite aussi, un tant soit peu, « l’éclairage trans-mental, trans-dialectique » de ce vijñāṇa par la Prajñā.

    On peut constater d’expérience l’influence de la Prajñā, dès le premier contact avec le Dharma. Même si la compréhension est souvent très faible au commencement, voire inexistante, on peut dire que la Connaissance transcendante est à l’œuvre, lorsqu’il y a une « résonance », un intérêt, la prise en considération des propositions, une acceptation des hypothèses de départ, une disposition à les examiner et à essayer de les vérifier. Le Dharma nomme cette « ouverture », qui est le signe d’un premier « Éveil », śraddha en sanskrit, traduit, faute de mieux, par « confiance » ; c’est l’attitude réceptive mais réservée du sceptique, du chercheur qui se dispose à étudier une question ou à tenter une expérience, et non pas une « foi aveuglée et aveuglante ». Mais, sans la Prajñā, aussi faiblement « éveillée » soit-elle, aucun discours dharmique, aucune proposition du Dharma, même les plus élémentaires, ne peuvent être pris en considération, ni même « entendus »... (Ce qui signifie, a contrario, que l’intérêt pour le Dharma, l’engagement dans son ascèse sont des signes certains de l’éveil de la Connaissance transcendante !)

    De même, les « progrès » dans la compréhension, comme pour tout autre « apprentissage », passeront par les opérations mentales du vijñāṇa, notamment la raison, qui est nécessaire pour contrecarrer, autant que possible, les tendances naturelles à l’irrationnel, aux mythologies, croyances, certitudes, idées fixes, besoin de « merveilleux », besoin d’adoration, imaginations, divagations, phantasmes, rêveries, etc. Mais, si la Prajñā n’est pas « active », cette compréhension « raisonnable » restera superficielle, uniquement mentale, insuffisante, conduisant à l’erreur, et la connaissance du Dharma, même très érudite, une simple distraction intellectuelle, sans conséquences profondes sur le cours de l’existence…

    Alors que, si la Connaissance transcendante « agit », le Dharma peut être connu et compris tout à fait ; d’abord « noétiquement », comme saṃvṛtti-satya, « l’essentiel exprimé », « l'essentiel avec activité mentale, idées, concepts » (VṚT- « tourner, rouler... »), puis, plus subtilement encore, plus profondément, plus totalement, « anoétiquement », par la Prajñā seule, qui est alors « allée complètement au-delà » de la connaissance mentale du vijñāṇa, hors de toute activité neuronale et synaptique du cerveau « mental »[4], en compréhension absolue de paramārtha satya « l’essentiel au-delà de l’expression, au-delà de la signification (artha) », sans mots, sans idées, dans le silence du cœur immobile (citta acala), Éveil, extinction, « sortie » de l'illusion du moi, libération des conditionnements existentiels…

    Selon le Dharma, la Prajñā sommeille plus ou moins profondément en chaque existence humaine. Ce sommeil empêche de « voir les choses telles qu’elles sont », c’est-à-dire impermanentes, sans essence, donc insatisfaisantes. Et cette absence de « vue juste » (samyak dṛṣṭi) – qui s’exprime par les « racines » de l’existence (mūla) : la convoitise (lobha), la malveillance (dveṣa) et la stupidité (moha) –, est la source de tous les maux de l’humanité. Cette ignorance de la véritable « nature », du caractère des choses, est aussi à l’origine de l’attachement, de la difficulté à abandonner, à se libérer de l’emprise phénoménale, alors que tous les phénomènes ne sont pourtant que des « apparences » (voir l’étymologie de phénomène), puisque sans essence, sans êtreté, sans entité, sans un être, sans une « âme », sans un principe directeur, autogène, indépendant, éternel ; ce ne sont que des « systèmes » ou, mieux, des systèmes de systèmes, soumis aux lois des systèmes, notamment entropie, néguentropie (très peu !), interaction et rétroaction… Et, bien entendu, puisqu’il s’agit de tous les phénomènes, de tous les systèmes sans exception, il faut y inclure le phénomène, le « système ego », ce « moi illusoire »…

    Mais le Dharma affirme également que, pour le plus grand bien de l’humanité, son soulagement, sa libération, cette Prajñā peut « s’éveiller » et se développer, et il donne des moyens pour ce changement. Il s’agit de conditions préférentielles, c’est-à-dire non pas nécessaires, mais plus favorables que les conditions de la vie commune à la « probabilité » de l’éveil et du développement de la Prajñā. Pourquoi « probabilité » et non certitude d’un « résultat » ? Parce que, par définition, l’Absolu, « l’au-delà des choses » est inconditionné (cf. le latin ab-solutus « sans liens »). Donc, même dans des conditions favorables, avec l’explication et les moyens que donne ce Dharma (ou un autre !), l’éveil n’est que probable. De tous temps, il y eut des personnes bénéficiant de conditions très favorables, cultivées, érudites, ayant eu accès à ce Dharma, expertes même dans sa « connaissance », dont la Prajñā ne s’est pas ou très peu éveillée. Inversement, des personnes incultes, illettrées parfois, se sont éveillées en des occasions très diverses, par exemple en entendant simplement le discours d’une personne (peut-être non éveillée elle-même, qui plus est !) Tel ce Grand Éveillé chinois du 7ème-8ème siècle, Huìnéng, qui, dit-on, connut un premier éveil en entendant réciter dans sa langue le Vajracchedikā-Prajñāpāramitā Sūtra, le « Sūtra de la perfection de Connaissance transcendante qui coupe comme le diamant », et qui fut ainsi déterminé à s’engager dans une ascèse dharmique, dans la recherche de la Vue du « sans-moi » et de la connaissance de l’Inconditionné, l’Absolu.

    Ainsi peut-on résumer le Dharma tout entier à un vigoureux, mais subtil, tendre et réjouissant appel à la transcendance, c’est-à-dire à la connaissance de l’Inconditionné, l’Absolu, par la « Vue profonde », transcendante, de l’illusion des phénomènes, de tous les phénomènes, quelque subtils qu’ils soient, donc du « moi », de l’ego, et par la cessation, l’abandon, le détachement complet de cette illusion…

    [1] Lire, par exemple, l’ouvrage de Jean-Pierre Changeux, L’Homme neuronal (1983, Fayard), excellent pour connaître le système nerveux, notamment le cerveau, et son fonctionnement, mais où n’est pas même évoquée la notion d’un « cœur psychologique ».

    [2] Les sept principaux climats du cœur sont (en sanskrit) : kāmarāgānuśaya (climat de convoitise sensuelle), pratighānuśaya (climat d’agressivité), dṛṣṭyanuśaya (climat de ratiocination), vicikitsānuśaya (climat de doute stérile), mānānuśaya (climat de revendication), bhavarāgānuśaya (climat de convoitise pour un devenir), avidyānuśaya (climat d’absence de vue correcte).

    [3] Les dix souillures du cœur sont (en sanskrit) : lobha (convoitise, désir, avidité), dveṣa (malveillance, colère, haine), moha (illusion, stupidité, pesanteur), māna (vanité, orgueil, infatuation), dṛṣṭi (opinions, croyances, vues fausses), vicikitsā (doute stérile, perplexité, hésitation), styāna (torpeur, langueur, indifférence), auddhatya (agitation, tracas, remords), āhrīkya (absence de honte des actes défavorables, absence du sens de l’indigne, immodestie), anapatrāpya (absence de crainte des conséquences des actes défavorables, indignité, indécence).

    [4] Bien entendu, dans cette « totale vacuité » (atyante śūnyatā), l'activité des systèmes physiologiques (nerveux et autres), nécessaire au maintien du métabolisme basal, continue, sinon il y aurait mort !


    All material copyright © C.E.Dh., 2010, except otherwise noted. Non-profit distribution permitted.